Le trait et la ligne

Il est temps d’aborder un sujet bien plus précis qui pourrait sembler anodin mais qui est pourtant fondamental. Je dirais même à la base de tout. Oui, rien que ça ! Nous allons parler du trait. Qu’il soit interminable ou à peine plus long qu’une virgule, qu’il soit fin ou épais, continu ou discontinu. Il est grand temps de lancer la ligne ! Car effectivement, nous passerons du trait à la ligne tout au long de cet article afin de clarifier certaines de mes réflexions. C’est un élément très basique dans bien des domaines, à tel point qu’on en vient à ne plus y prêter attention, mais sans lequel bien des choses n’auraient jamais pris forme… Littéralement.

Des origines…

Cet article va débuter par un retour dans le temps mais c’est un passage semble-t-il pertinent en cela que tout, dans l’histoire de l’humanité, a un passé. Un bagage historique qui bien souvent nous permet de mieux comprendre tel ou tel aspect de nos sociétés ou de nos vies. Il en va de même pour ce sujet, toutefois nous n’allons pas nous attarder bien longtemps. Ce paragraphe a pour vocation de remonter aux origines et d’être le plus efficace possible sans pour autant accaparer l’article. Un jeu d’équilibriste en somme. La première trace de dessin, découverte en Afrique du Sud, date d’il y a 73 000 ans avant notre ère et représenterait un motif de croisillons gravé sur une pierre. La première peinture rupestre quant à elle, découverte en Indonésie, date d’environ 45 500 ans avant JC et représente un cochon sauvage. Le trait et la ligne, que ce soit en dessin ou en peinture, sont vraisemblablement le premier vecteur d’expression de l’être humain. Cependant il est à noter qu’une autre utilisation notable du trait, puisqu’ayant joué un rôle tout particulier dans l’évolution de l’Humanité, est apparu bien plus récemment dans notre histoire : l’écriture. En effet, les premières traces d’écriture élaborées apparaissent vers 3 300 ans avant notre ère chez les Egyptiens et les Sumériens de façon quasi simultanée. Et le premier alphabet (phénicien), qui associe un signe à un son, remonte pour sa part à 3000 ans. Ainsi, cela fait plusieurs millénaires que le trait ou la ligne ne sont pas utilisés par hasard mais bien dans un but précis et ce constat en lui-même atteste de l’importance qu’il revêt. Le trait n’est pas accessoire. Il est préparatoire et donc de fait, essentiel.

Alphabet phénicien

… à nos jours

Le trait, la ligne, et tous ses dérivés, sont légion dans nos sociétés modernes. De nombreuses disciplines s’appuient sur lui pour donner corps à leurs produits, leurs idées, leurs œuvres, leurs services. La plus évidente et la plus indispensable de toutes étant sans nul doute l’écriture elle-même. Cela peut paraître idiot mais oui, nos lettres ne sont que des lignes aux formes spécifiques et auxquelles nous avons associé une sonorité toute aussi spécifique. Chaque langue a ses propres lignes et sonorités mais le trait, si simple ou compliqué soit-il, est commun à chacune d’entre elles. Bien que l’alphabet romain soit à mille lieux de ressembler aux Kanji japonais ou au Hanzi chinois, le trait les rassemble. Bien des disciplines ne peuvent s’en passer, comme par exemple la musique. Le solfège à lui seul rassemble le trait, la ligne et même diverses formes dont le point si je schématise un peu. Nous pourrions évoquer la cartographie également. À l’heure d’internet et des applications mobile, les cartes papiers ont perdu de leur importance mais il ne faut pas oublier qu’elles étaient autrefois de toute première nécessité. En parlant du web, n’oublions pas non plus qu’il n’échappe pas au trait : le code, quel que soit son langage, ne lui donne vie que grâce à des symboles, des chiffres et des lettres. De même, si l’on considère les architectes, qu’ils construisent des maisons ou aménagent des villes dans le cas des urbanistes, tous ont besoin de plans comportant lignes et traits à foison. Pour finir ce récapitulatif succinct, j’en conviens, évoquons le code de la route et ses panneaux. Ces derniers allient formes, couleurs et traits de différentes façons, notamment dans le cas des pictogrammes (véhicules en tous genres, animaux et objets divers, personnages) qui tendent à se rapprocher du dessin. Voilà une transition toute trouvée pour la suite !

Du crayon…

Il est évident que le trait, la ligne et tout ce que cela suggère revêt une importance toute particulière dans le domaine des arts, et plus encore dans le dessin. Il sera en effet très difficile de faire le moindre dessin, même le plus abstrait, sans au moins une ligne ou un trait quelconque venant sanctionner le début d’une création. Et c’est ici, précisément, que nous allons commencer à faire une distinction entre la ligne et le trait. Car si le trait englobe tout ce qui ressemble de près ou de loin à un tracé, sombre dans la majorité des cas (mais pas que), il fait également souvent référence au contour, c’est-à-dire le trait délimitant un sujet. Or la ligne, elle, n’a pas forcément besoin d’être tracée et c’est, selon moi, ce qui distingue ces deux termes et permet, suivant les cas, de les différencier. Pour simplifier, le trait est systématiquement visible puisque matériellement tracé là où la ligne, elle, est visible mais pas forcément tracée. Prenons un exemple concret. Le tracé d’un arbre est visible et crayonné afin de définir la forme de l’arbre. La ligne d’horizon elle est également présente mais pas visible car non tracée. Seulement suggérée. Ce sont les arbres au loin, les collines ou tout autre élément du paysage qui permettent de la positionner sans jamais la tracer réellement. Mais bien sûr, ceci n’est que ma façon de voir les choses et ce n’est absolument pas une explication académique. Entendons-nous bien. Prenons un autre exemple. Imaginons que l’on veuille dessiner une rue bordée d’immeubles disparates. Tous les bâtiments seront tracés minutieusement avec le contour général de chacun d’entre eux, puis les fenêtres, les portes, les enseignes et autres décorations. Pourtant tous ces bâtiments seront également alignés puisqu’ils sont construits les uns à la suite des autres. Leurs contours successifs créeront une ligne suggérée (qui est également une ligne de fuite) mais qui ne sera pas tracée. Une autre distinction mineure entre le tracé et la ligne est que le tracé paraît souple, libre, là où la ligne semble rigide, droite. Attention, cela ne veut pas dire que la ligne est toujours droite. Loin de là. Cela signifie simplement que d’instinct, la ligne nous évoque une droite plutôt qu’une courbe. Ce qui est probablement un héritage de nos années d’école (cahiers à lignes) et de mathématiques (géométrie).

L’homme de Vitruve (1490) de Léonard de Vinci

C’est très bien tout ça, mais dans le dessin, quelle est la place du trait ou de la ligne ? Difficile de faire plus indispensable. Tout est entièrement basé sur le trait, qui domine cette discipline bien plus que la ligne, quel que soit l’exercice que l’on pourrait évoquer. Il existe plusieurs pratiques distinctes : le croquis, l’esquisse, le dessin au trait, l’ébauche, l’étude sont celles qui me viennent naturellement. Peut-être en existe-t-il d’autres. Le croquis et l’esquisse sont assez similaires : il s’agit de tracer un sujet de façon à bloquer les proportions et maîtriser les bases. Toutefois le croquis est un exercice de rapidité et d’expressivité qui ne cherche pas le détail. C’est un entraînement à partir d’un modèle qui n’a d’autre but que de parfaire la main du dessinateur et d’aiguiser son œil. L’esquisse, que l’on appelle aussi dessin préparatoire, est un premier jet, la première étape d’un travail plus poussé qui a pour vocation d’être continué, amélioré, jusqu’à trouver sa forme finale en vue d’une coloration. Vient ensuite le dessin au trait qui se concentre sur la ligne continue ou le tracé pur en délaissant tous les autres aspects du dessin comme les ombres et lumières, ou même les couleurs. Ce n’est pas un exercice de rapidité mais de simplification dans lequel seule compte l’esthétique du tracé. Les puristes diront que l’ébauche est un terme voué à la peinture mais rien ne nous empêche de nous l’approprier et il convient parfaitement pour décrire une étape souvent ignorée. L’ébauche (en dessin) est pour moi l’étape précédant l’esquisse : un ensemble de traits griffonnés rapidement afin de noter une idée de sujet. Il diffère du croquis par le fait qu’on n’utilise pas de modèle. Libre à vous de nommer cette étape ébauche, croquis, idée puisqu’en fin de compte la finalité est la même. Enfin, l’étude est un dessin d’entraînement très poussé qui permet de perfectionner un sujet avant de l’exécuter. Quel que soit l’exercice auquel on s’adonne, le trait est au centre de l’attention dans un dessin, ce qui n’a rien de surprenant : un dessin doit être vu et pour le voir, il nous faut bien évidemment montrer à voir quelque chose. Notre œil a besoin de s’arrêter sur quelque chose pour pouvoir le contempler. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’un portrait de l’homme invisible serait tout à fait inintéressant. Maintenant que nous avons enfoncé cette porte ouverte (défoncé même), notons que le trait et la ligne ne sont pas antagonistes mais tout à fait complémentaires voire semblables. Comme dit plus haut, la seule chose qui les distingue selon moi est le tracé. Le trait est toujours tracé, la ligne, pas forcément. Nous allons explorer cette différence grâce à la peinture.

Composition VIII (1923) de Vassily Kandinsky

… aux pinceaux

En peinture, l’étape préparatoire du tableau est souvent un dessin. En effet, il faut bien s’assurer que les éléments de notre composition sont placés harmonieusement, sans que l’un ne prenne l’ascendant sur les autres, tout en veillant à ce que l’équilibre global rende l’ensemble agréable à l’œil. Il va sans dire que cette recherche ne se fait généralement pas en un claquement de doigts. Cela prend du temps et nécessite quelques repentirs. Pour des raisons évidentes, il est bien plus simple de modifier un dessin plutôt qu’une peinture, donc avant de se lancer dans ladite peinture, la plupart des peintres passent par le dessin pour élaborer leurs toiles. Mais venons-en au trait et à la ligne en peinture. Nous sommes là pour ça. À l’inverse du dessin, dans lequel le trait est prédominant, la peinture ne fait que peu appel au trait. Gardez en tête que ce qui est écrit ici dépend énormément du style du peintre, donc ce n’est pas toujours pertinent. Mais la plupart des peintres ne dessinent pas lorsqu’ils peignent. Je m’explique. Pour produire un dessin, on trace des contours afin de rendre le sujet visible. Ce n’est pas le cas en peinture. Les contours n’existent plus (en réalisme, en surréalisme, en hyperréalisme, en pointillisme, en impressionnisme… bref) puisque tout l’art du peintre consiste à modeler le sujet. Ainsi le trait est bien souvent très discret voire inexistant dans le rendu final. La ligne en revanche… c’est une autre histoire. Car même si elle n’est pas tracée, elle peut tout à fait être présente et même contribuer à l’harmonie du tableau. Ligne de force, ligne de fuite, ligne d’horizon… Toutes ces lignes font généralement partie de la composition, qu’elles soient visibles (tracées) ou non. Et ce sont elles, la plupart du temps, qui donnent de la force à la toile. Elles structurent, elles rythment et elles renforcent le sujet. Suite à ce qui vient d’être dit, on pourrait penser que seule la peinture abstraite pourrait utiliser le trait et la ligne comme éléments graphiques mais ce n’est pas forcément le cas. Un fil de ligne téléphonique dans un tableau réaliste sera peint sous forme de ligne, probablement un peu courbée. Un mur comportant des affiches, graffitis ou autres slogans sera peint en faisant appel au trait afin d’être le plus fidèle possible. Toutefois ces cas sont particuliers. Souvent, un portrait par exemple ne possèdera aucun contour visible car le peintre aura utilisé la différence de couleur entre la peau et l’arrière-plan pour délimiter sa forme. Ou bien une lumière suffisamment vive pour détacher le personnage du fond. Il existe plusieurs possibilités. Toujours est-il que la ligne a un plus grand rôle à jouer en peinture que le trait.

Composition en rouge, jaune, bleu et noir (1921) de Piet Mondrian

Effets

Mais au final, la présence plus ou moins grande du trait et de la ligne dans telle ou telle discipline n’a que peu d’importance. Ce qui peut être intéressant, cependant, c’est de savoir pourquoi on utilise le trait ou la ligne et quels sont les effets possiblement recherchés par l’artiste lorsqu’il les utilise d’une manière ou d’une autre. Car oui, on peut les utiliser de façon très variée et ce choix ne transmet pas toujours le même message. Ainsi donc, commençons par le trait.

Le trait

Le trait continu, c’est-à-dire sans interruptions, démontre la maîtrise de celui qui le trace. Toutefois lorsqu’il est uniforme, c’est-à-dire que son épaisseur ne varie pas, cela donne une impression de froideur. Comme si le tracé avait été tracé par une machine comme une imprimante par exemple. C’est un effet qui peut être recherché, notamment si l’on dessine quelque chose de mécanique. Les tracés techniques sont de ceux-là car ils doivent être très lisibles et leur compréhension, essentielle, est aidée par l’absence de fioritures. Les tracés automobiles sont également du même acabit, précis et clairs. Le trait discontinu quant à lui est un trait fragmenté. Au lieu de tracer un trait unique pour marquer un contour, on va en tracer deux ou trois qui ensemble formeront le contour. C’est un trait que l’on retrouve plus dans les croquis ou les ébauches. Il donne un effet assez brouillon mais possède toutefois un certain charme. Ensuite, nous avons le trait plein qui signifie que le dessinateur a utilisé son outil (crayon, plume, feutre) de façon à ce que le trait soit le plus épais possible, dans la limite de ce qui lui est permis. Ainsi, dans le cas de la plume, il aura tracé son trait plutôt à la verticale (là où la largeur de la pointe est la plus grande), sans trop pencher la plume, en appliquant suffisamment de pression pour que la pointe s’écarte encore davantage afin d’avoir un plein marqué (large). Dans le cas d’un feutre biseauté, on utilisera toute la largeur du biseau pour tracer un plein. Un trait épais (plein) peut aussi bien exprimer la force, la solidité, que retranscrire une position spatiale. En effet, un élément tracé avec un trait plus épais signifie en dessin qu’il est placé à l’avant-plan, devant tous les autres éléments. Venons-en au trait délié. C’est le contraire du trait plein, c’est-à-dire que le trait délié est fin. Si nous reprenons l’exemple de la plume, on utilisera la pointe en la penchant pour que seul le bout de la pointe touche le papier et cette fois-ci, afin d’obtenir le trait le plus fin possible, on tracera le trait de gauche à droite plutôt que du haut vers le bas. De cette manière, le trait obtenu sera très fin. Dans l’exemple du feutre biseauté, on utilisera le biseau dans le sens vertical de manière à avoir le trait le plus fin possible avec cet outil. Vous l’aurez deviné, le délié évoque la fragilité, la délicatesse. Et bien sûr, qui dit trait fin, dit arrière-plan dans la hiérarchie spatiale puisque cela donnera l’impression que le sujet aux contours fins est plus éloigné. Enfin, afin d’être exhaustive, notons que le plein et le délié s’emploient généralement de concert et de façon totalement naturelle. L’écriture manuscrite à la plume ou au feutre biseau en est un exemple. En dessin, l’utilisation de plein et délié dans un même tracé rend le trait plus vivant, plus organique et aussi par conséquent plus agréable à l’œil. A noter que le tracé (portrait par exemple) est la plupart du temps multiple, il rassemble en effet plusieurs traits (cheveux, yeux, nez, bouche, oreilles, mâchoire, etc…) qui ensemble forment un seul et même dessin.

Plein et délié à la plume

La ligne

La ligne, elle, est unique c’est-à-dire d’un seul tenant. Qui dit ligne dit instinctivement règle et équerre puisque ce lointain souvenir est commun à tous. Mais ici, nous allons plutôt parler de la ligne créative qui peut être droite, courbée ou même tarabiscotée. Elle changera de longueur, de couleur ou de sens à loisir, suivant les envies, tout en ayant une fonction bien précise : diriger le regard. Ainsi donc, on la pense souvent en même temps que la composition. Comme je l’ai évoqué plus tôt, elle peut être tracée sur le support directement mais, et c’est là tout son intérêt, elle peut également être suggérée. Apparaître dans la composition sans pour autant être tracée noir sur blanc. Une caractéristique qui est fascinante. Nous n’allons pas nous étendre plus avant sur ce sujet puisque nous l’avons déjà abordé rapidement plus haut. Nous allons plutôt nous intéresser dès à présent à la signification des lignes suivant leurs formes. Commençons par la droite : à l’horizontale, elle donne une impression de stabilité, de contemplation aussi ; à la verticale, elle marque un arrêt si elle est seule et un rythme si elle est répétée ; les diagonales quant à elles sont des lignes de mouvement, de dynamisme puisqu’elles cassent le cadre rectangulaire du support. Gardons à l’esprit que ces lignes peuvent être tracées (notamment dans l’abstraction) ou simplement suggérées grâce aux éléments de la composition (dans la figuration), c’est très important. Les lignes courbes sont également dynamiques mais de façon plus organique. Elles transmettent une sensation de souplesse, voire de douceur, qui contraste avec la droite. L’ensemble des lignes d’une image donne vie à la composition et, si on les utilise judicieusement, elles permettent à l’artiste de diriger le regard du spectateur. Ainsi, la composition très centrale de la Joconde de Léonard de Vinci ne nous laisse guère le choix : le sujet du tableau est cette femme au regard mystérieux et l’artiste a tout fait pour qu’elle soit mémorable. Elle trace une verticale très forte, car occupant une part importante du premier plan, en opposition à la ligne d’horizon que l’on devine dans le paysage d’arrière-plan. Cette composition en croix focalise notre attention. Il y aurait tant d’autre choses à dire mais…

Cet article est déjà assez long et, bien que cet exercice me plaise, il est grand temps de s’arrêter là. Le trait et la ligne sont séparément de vastes sujets mais ensemble, ils deviennent un torrent de réflexions bien plus difficiles à canaliser que prévu. Cela se sera peut-être remarqué tant cet article me parait brouillon mais il était semble-t-il trop tentant pour y résister. À tous ceux qui auront eu la patience de lire jusqu’ici, un grand merci. N’hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé. Pour encore plus de lecture, rendez-vous au prochain article !

*image de couverture par Freepik

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