Il aurait été sans doute plus logique d’aborder le figuratif avant d’évoquer l’abstrait mais comme la contradiction a quelque chose de systématique chez moi, autant ne pas la contredire… Hm. Et puisque l’abstrait s’affranchit de toutes les règles inhérentes à la figuration, peut-être que ce choix n’est peut-être pas si illogique que cela en fin de compte. Si l’on voulait donner la définition la plus rapide et la plus synthétique de ce qu’il est, on pourrait dire que l’abstrait est tout simplement tout ce que la figuration n’est pas mais cela serait une peu trop facile et en partie inexact. Donc, revenons à la base pour commencer : qu’est-ce que l’abstrait ?
L’abstrait ou art abstrait est un courant artistique qui fait son apparition de façon échelonnée au début du XXème siècle. Plusieurs artistes revendiquent être, seuls, à l’origine de cette nouvelle impulsion mais il est plus probable qu’ils soient en vérité plusieurs à l’avoir fait naître. Cela dit je ne suis ni historienne de l’art ni une experte en ce domaine donc nous ne nous aventurerons pas plus loin sur ce point. Son but est de représenter autre chose que le réel auquel nous sommes habitués avec les portraits, les paysages ou autres natures mortes, mais aussi de dépasser les apparences pour tenter de restituer son essence même. Cette approche bien plus métaphysique étant par définition indéfinie, l’art abstrait s’affranchit donc totalement du mimétisme de l’art figuratif traditionnel. En cherchant à exprimer des idées, des émotions, des absences d’idées ou des réalités alternatives, il rend aux artistes une sensation de liberté qu’ils avaient peut-être perdue dans le figuratif et ses nombreuses attentes. Et c’est peut-être pour cette raison précise que tant de gens l’apprécient. Toutefois une part non négligeable d’œuvres considérées comme abstraites comportent encore une part de figuratif, de son apparition jusqu’à nos jours. Il est également à noter que cette nouvelle pratique fut précédée par l’impressionnisme et le cubisme qui tendent eux aussi à s’éloigner du mimétisme strict de la figuration.
Puisque ce blog n’a pas vocation à réinventer la roue, nous n’allons pas nous lancer dans une analyse approfondie de ce courant ou de son histoire. Laissons cela aux professionnels. Néanmoins il serait intéressant d’aborder ce sujet un peu différemment pour une fois. Ainsi donc, pourquoi ne pas évoquer quelques artistes de l’art abstrait et partager avec vous ce que l’une de leurs œuvres m’inspire ? En espérant que cela aura de quoi vous intéresser tout en gardant toujours à l’esprit que, bien évidemment, ces interprétations n’engagent que moi et qu’elles ne prétendent pas être la seule interprétation possible.
Kandinsky
Vassili Kandinsky, Sans titre (aquarelle) de 1910.
Cette peinture est considérée par beaucoup comme la première œuvre abstraite même si certains le conteste. En effet, Hilma af Klint dont nous verrons une œuvre un peu plus loin, avait commencé son travail sur l’abstraction quelques années auparavant mais commençons tout de même par là. À première vue, il y a en effet de quoi être déstabilisé par une telle proposition. Cette peinture et son chaos ambiant ne fait rien pour donner le moindre indice quant à son sujet. Même son titre, qui peut parfois nous donner une précieuse piste de réflexion concernant ce que l’artiste a voulu exprimer, nous laisse démunis. Cependant ce chaos en lui-même pourrait très bien nous orienter dans la bonne direction puisque associé aux nombreuses couleurs vives, on pourrait y voir une sorte de soupe. La soupe primordiale peut-être ? La diversité des formes, nombreuses et relativement bien espacées, pourraient en représenter les formes de vies primitives. Ou bien l’artiste avait-il en tête la vie elle-même, avec ses formes variées et ses couleurs changeantes ? C’est ce à quoi le mouvement circulaire que l’on peut discerner sur les bords de l’œuvre me fait penser en tous cas.
Klee
Paul Klee, Ad Parnassum de 1932.
Dans cette œuvre, le titre nous donne effectivement un indice non négligeable pour essayer de comprendre les intentions de l’artiste. Ad signifiant « vers » et parnassum faisant probablement référence au Mont Parnasse, il semblerait logique d’assimiler cette forme pointue, qui s’élève plus haut que le soleil, à ce mont. Car oui ce disque orange représente bel et bien selon moi le disque solaire. Cependant là où l’histoire se complique réside dans la forme de porte que l’on distingue au pied de ce mont. Une telle ouverture, associée à la forme très pointue de ce soi-disant mont, pourrait nous faire penser à une construction humaine dans laquelle on aurait pratiqué une ouverture pour pouvoir y pénétrer. Une pyramide donc ? Mais alors pourquoi ce changement de couleur très distinct entre l’ouverture pratiquée dans une forme complexe aux tons chauds et le mont constitué de tons majoritairement froids ? Et bien, ma théorie serait que cette forme à la découpe complexe et aux couleurs chaudes représenterait une ville qui s’étend loin jusqu’au pied du mont Parnasse. Oui, pour moi c’est un mont pour la simple raison que son sommet est blanc, c’est un peu court comme argument mais il me suffit. Enfin la forme qui s’étire au-dessus du soleil pourrait être un nuage rougeoyant dans la tiédeur du soir.
Klint
Hilma af Klint, Retable n°1 de 1907, The Hilma af Klint Fondation.
Là encore, le titre nous donne une indication tout à fait claire concernant le sujet de cette œuvre. Un retable est en effet un panneau ou une série de panneaux sculptés, peints et décorés qui a pour fonction principale d’ornementer les autels et qui est placé derrière ces derniers. La référence à la foi, au spirituel, ou au divin devient donc relativement évidente. En partant de là, il serait assez logique de considérer la forme ronde et rayonnante en haut de l’œuvre comme la représentation d’une divinité. Ou au minimum une sorte d’entité supérieure dont la spiritualité est si forte qu’elle a de quoi éblouir ? Quoi qu’il en soit, j’y vois une représentation de la foi de l’artiste. La pyramide en-dessous cependant est bien plus difficile à déchiffrer. Il y a quelque chose de très mathématique dans la façon dont elle est divisée et on remarque qu’elle est posée sur du marron et non sur du noir comme le reste du fond. Serait-ce une passerelle ? Toutes ces couleurs pourraient représenter un bon nombre de choses, dont les étapes de la vie, différentes émotions ou même la peinture elle-même. Cela me rappelle le cercle chromatique d’une certaine manière. Le petit triangle noir au sommet serait alors l’état ultime de ce que représente cette pyramide j’imagine. Une extase spirituelle peut-être ? Ou un accomplissement spirituel ? La seule chose dont je sois à peu près sûre à ce stade c’est que cette œuvre nous parle d’une passerelle entre le spirituel et l’artiste. La logique voudrait que, étant artiste, et étant donné le sujet de ses œuvres, cette passerelle soit bel et bien la peinture elle-même mais je n’en suis pas entièrement sûre donc je vais arrêter là mes réflexions.
Mondrian
Piet Mondrian, Composition II en rouge, bleu et jaune de 1930.
Ici le titre est tout ce qu’il y a de plus générique donc il ne faudra pas s’attendre à trouver le moindre indice ou la moindre piste. A première vue, cette œuvre semble dépouillée et pourtant son aspect esthétique a de quoi marquer les esprits. Sa structure a beau être simple et sa palette de couleur limitée, elle en devient de facto terriblement facile à retenir. Les lignes noires lui donnent sa structure, dure et millimétrée. Le blanc et le bleu lui donnent sa froideur, un détachement presque clinique qui s’en dégage. Le jaune est bien présent mais tellement minoritaire que son impact me semble limité. Au contraire du rouge qui lui domine complètement l’œuvre, sa chaleur aussi réconfortante qu’inquiétante. En l’observant plus longtemps, on pourrait se dire qu’elle est un résumé synthétique de tout ce qui n’est pas naturel. Il n’y a ni vert, ni courbes. Même le bleu, couleur du ciel et de l’eau, semble plus artificiel que naturel. Ce n’est qu’un ressenti mais c’est ce que j’y vois. En essayant d’extrapoler, on pourrait y voir une volonté d’imposer l’ordre au chaos naturel ou même l’idée que l’homme tend à dominer la nature en refusant de s’y soumettre. A contrario, si je voulais me contredire moi-même (ben voyons), je pourrais renverser cette lecture. Le jaune, petit et discret, pourrait symboliser le soleil (mais il est en bas !). Le bleu l’eau et le rouge le sol. En clair, un schéma très archaïque et sommaire de la terre. Je vais m’arrêter là pour celui-ci et bien sûr tout ça n’est que mon regard sur cette œuvre, libre à vous de l’interpréter autrement.
Pollock
Jackson Pollock, Blue Poles/Number 11 de 1952.
Cette œuvre est la plus grande de cet article. À première vue on pourrait y voir un fouillis informe, ce qui ne serait pas du goût de certains, mais c’est à première vue seulement. Comme pour beaucoup d’œuvres abstraites, il faut accepter d’être bousculé et faire l’effort de vraiment s’y attarder pour commencer à y voir quelque chose. Il faut s’ouvrir à la nouveauté et ne pas brider ses réflexions. Et le plus beau dans tout ça, c’est que bien souvent on peut interpréter ces œuvres comme nous l’entendons. Excusez cette digression mais elle a une raison d’être : j’ai mis bien plus de temps à trouver mon chemin dans ce tableau de Jackson Pollock que dans les autres mais au final, c’est peut-être celle qui m’inspire le plus à présent. C’est de la peinture à l’état brut, j’entends par là qu’elle n’a pas été appliquée à l’aide d’un pinceau, d’un couteau ou de tout autres outils de peintre. Elle a été projetée. Pourtant tout ce que l’on y voit, les marques, les couleurs et les formes ont été mises là par la volonté du peintre. Mais justement, était-ce sa volonté ou l’expression de son inconscient ? Les grandes marques noires qui rythment cette peinture m’ont d’abord fait penser au tempo fébrile d’un temps dissonant puisqu’elles sont relativement irrégulières. Mais même si la notion de temps reste résolument dans mon esprit à la vue de cette œuvre, l’idée du tempo me semble incorrecte au final. En définitive, ce que j’y perçois serait plutôt la coexistence d’univers parallèles sur une même ligne temporelle, baignant tous dans un enchevêtrement infini de possibilités. Oui on peut partir très loin parfois. C’est exactement pour ça que j’adore cet exercice !
Malevitch
Kazimir Malevitch, Carré blanc sur fond blanc de 1918.
Ah ! Le fameux carré blanc sur fond blanc, qui fait dire aux réfractaires que « l’art abstrait c’est vraiment du grand n’importe quoi ! », a une place un peu spéciale dans mon cœur. Car oui, au début de mes études, j’ai moi-même fait partie de ces gens pas comme nous. Tout d’abord le blanc étant la couleur par excellence de la pureté, le fait d’en voir deux si différents côte-à-côte a de quoi brouiller cette symbolique. Bizarrement, quand je regarde cette œuvre j’y vois un couloir blanc qui donne sur une pièce à la lumière différente mais tout aussi blanche. Et si cette pièce donnait accès à un autre couloir qui lui-même débouchait sur une autre pièce et… ? Vous l’aurez compris, cette omniprésence du blanc me fait penser à l’infini. À l’immatériel aussi mais c’est surtout la notion d’infini qui s’impose à moi. Or l’infini est autant prometteur qu’il peut être oppressant. C’est une page blanche, ce qui implique qu’il peut donner naissance à diverses possibilités. Pourtant, n’enferme-t-on pas les fous dans des pièces entièrement blanches ? Mais il y a autre chose. Le blanc est autant une page blanche, un support pouvant donner naissance à tout un éventail de possibles, qu’une absence totale de ce même éventail. C’est paradoxal oui mais de nombreuses couleurs le sont, du moins dans leurs symboliques. Ainsi, ce tableau m’évoque autant un nouveau départ plein de possibilités qu’un vide terrible, un néant qui est exempt de ces mêmes possibilités.
Alors, évidemment, je ne sais absolument pas si toutes ces interprétations sont à peu près justes ou pas. Si les artistes qui ont peint ces œuvres avaient ces mêmes lectures ou non. J’irai voir ça un peu plus tard, par simple curiosité. Mais en définitive, en interrogeant ces œuvres, je me suis également questionnée moi-même. Ce que je lis en elles dit quelque chose de la personne que je suis et c’est peut-être ça, aussi, qui fait de l’art quelque chose d’un peu à part. Si le cœur vous en dit, je vous invite à vous prêter au jeu. Quelle serait votre interprétation de chacune de ces œuvres ? À bientôt pour le prochain article !